
VIC gardait tout.
A Fenzensac, juste avant la guerre personne n’était riche, à part le docteur et le maire, patron des chais Faubert.
On gardait et on se gardait ainsi, sans hargne ni plaisir. J’ai appris ça à l’école, répété comme les refrains sur le passé glorieux des anciens massacrés comme du bétail pour les galons de quelques officiers emplumés.
J’avais aussi un vélo qui tintait comme une note fine et claire au milieu du vacarme régulier de ses rayons mal tendus et des patins de frein qui couinaient à chaque tour de roue. De plus j’avais coincé avec une épingle à linge une carte à jouet sur le cadre les rayons faisaient une sarabande caquetante au gré de ma vitesse. Je pouvait presque commander les mélodies de la machine. Le vélo orchestre, j’y pensais surtout lorsqu à la feria j’ai gagné une trmpe à poire à fixer sur le guidon. Elle était à double sifflet en bougeant les cornet le son variait un peu. J’avais six ans et déjà des braves gens envisageaient pour se débarrasser de moi de lâcher les chiens de graisser le fusil, de répandre de l’huile dans le virage de la mairie, déjà plein de graviers que je faisais voler en dérapant à vive allure et qui crépitaient contre la porte en acier du pompiste. Il gueulait comme un fou à chaque fois et je cornais de triomphe et de méchanceté enfantine. Le jeu était bien huilé, le pompiste sans doute complice.
J’ai gardé le vélo quelques années pour aller dans la caminasse près de la rivière les jours de crue sillonnant les chemins inondés en faisant en gerbes d’eau le V de la victoire . Puis , passé à d’autres envies, je l’ai laissé à la petite voisine VIOLETTE. Il était rouge, elle était blonde avec un nez en trompette et des pigasses plein les joues les jours de soleil. Je trouvais cette mutation de la peau magique et ma peau uniforme me semblait bien ordinaire. J’ai donc gardé un temps ces souvenirs, puis je me les suis postés pour ne pas les égarer. Je fais confiance à la poste, plus qu’aux chats, de sacrés salopards qui m’ont toujours fait rire avec leur séduction à deux balles qui marche à chaque fois. Je dois être jaloux en fait.
J’ai encore au grenier des milliards d’images et des parfums en pagaille, des musiques et des bruits à remplir la grande halle de la Villette. On m’a dit qu’elle était vaste, si grande que l’église de Fezensac et le bistrot d’Amédée SEGUIN pourraient y rentrer sans problème. Mais on m’a dit. je n’ai jamais visité ni cru.
J’aimais aussi les voisins les voir arriver et aller chez eux. Certains préféraient me payer une menthe à l’eau ou un ignoble sirop d’orgeat avec de l’eau tiède que de m’entendre passer en croassant de la trompe et en clignotant de la sonnette. L’ouvrier de la commune a tenté moult fois de me supprimer en créant des flaques de graviers fins dans les endroits où je passais sans relâche. En vain car mes glissandos sur pneumatiques vidaient vite ces creux de tout gravier piégeur. Le sens de l’équilibre d’un gamin de 9 ans c’est incroyable. Je ne me souviens pas de chute conséquente ni de blessure marquante. Aucune voiture ne m’a roulé dessus, à ma connaissance.
Après ces années j’ai gardé avec soin les images et voluptés de l’adolescence, ces magnifiques chagrins d’amour soignés en quelques jours, ces passions définitives estompées si vite. L’enjeu est de ranger tout cela, comme on garde des objets inutilisés mais qui racontent chacun une histoire, une séquence d’un film décousu, réunies dans une série immense sur des dizaines d’années, petit récit à l’échelle de millions de gens qui aussi se souviennent, gardent et recèlent, trop souvent pour mieux taire et enterrer leurs envies émoussées par l’habitude ou la convenance. L’oubli est un linceul confortable qui permet d’éviter le froid ou le bouillant des questions rouvertes.
VIC gardait tout sans rien dire. Soixante ans après nos premières escalades dans le foin des bêtes, il est parti rejoindre les nuages qu’on aimait regarder d’en bas, vautré dans le pré de BARBEAU, au milieu des bouton d’or, les premiers beaux jours d’avril ou mai. Son frère a tout brûlé et me l’a dit triomphant : « le bonhomme n’est plus là et ses imbécillités dans ses cahiers parties avec lui, en fumée ». J’ai béni l’interdiction du meurtre sans préméditation qui m’a freiné un peu.
Puis la guerre, puis la Shoah, puis les amnésies de millions de gens, et le bonheur manufacturé qui triomphe, les gens qui résistent, la musique qui change et mai 68, une vague qui a nettoyé pas mal les plages et la vie de millions de gens.
Pour ne pas réveiller qui que ce soit je me suis levé, sans repenser à toutes ces histoires que je dois écrire, pour les détacher de moi et leur donner une vie autonome, en dehors du grenier de mes rêves et souvenirs.
Mon seul regret est de ne pouvoir resituer les odeurs. Pour les couleurs les images, les sons, c’est facile, mais les odeurs et la douceur de l’air en juillet après les foins, le soir sur les collines…
On ne peut sans doute pas tout garder. Il faut de la place pour la vie, les bienvenus qui viennent.
VIC gardait tout.
A Fenzensac, juste avant la guerre personne n’était riche, à part le docteur et le maire, patron des chais Faubert.
On gardait et on se gardait ainsi, sans hargne ni plaisir. J’ai appris ça à l’école, répété comme les refrains sur le passé glorieux des anciens massacrés comme du bétail pour les galons de quelques officiers emplumés.
J’avais aussi un vélo qui tintait comme une note fine et claire au milieu du vacarme régulier de ses rayons mal tendus et des patins de frein qui couinaient à chaque tour de roue. De plus j’avais coincé avec une épingle à linge une carte à jouet sur le cadre les rayons faisaient une sarabande caquetante au gré de ma vitesse. Je pouvait presque commander les mélodies de la machine. Le vélo orchestre, j’y pensais surtout lorsqu à la feria j’ai gagné une trmpe à poire à fixer sur le guidon. Elle était à double sifflet en bougeant les cornet le son variait un peu. J’avais six ans et déjà des braves gens envisageaient pour se débarrasser de moi de lâcher les chiens de graisser le fusil, de répandre de l’huile dans le virage de la mairie, déjà plein de graviers que je faisais voler en dérapant à vive allure et qui crépitaient contre la porte en acier du pompiste. Il gueulait comme un fou à chaque fois et je cornais de triomphe et de méchanceté enfantine. Le jeu était bien huilé, le pompiste sans doute complice.
J’ai gardé le vélo quelques années pour aller dans la caminasse près de la rivière les jours de crue sillonnant les chemins inondés en faisant en gerbes d’eau le V de la victoire . Puis , passé à d’autres envies, je l’ai laissé à la petite voisine VIOLETTE. Il était rouge, elle était blonde avec un nez en trompette et des pigasses plein les joues les jours de soleil. Je trouvais cette mutation de la peau magique et ma peau uniforme me semblait bien ordinaire. J’ai donc gardé un temps ces souvenirs, puis je me les suis postés pour ne pas les égarer. Je fais confiance à la poste, plus qu’aux chats, de sacrés salopards qui m’ont toujours fait rire avec leur séduction à deux balles qui marche à chaque fois. Je dois être jaloux en fait.
J’ai encore au grenier des milliards d’images et des parfums en pagaille, des musiques et des bruits à remplir la grande halle de la Villette. On m’a dit qu’elle était vaste, si grande que l’église de Fezensac et le bistrot d’Amédée SEGUIN pourraient y rentrer sans problème. Mais on m’a dit. je n’ai jamais visité ni cru.
J’aimais aussi les voisins les voir arriver et aller chez eux. Certains préféraient me payer une menthe à l’eau ou un ignoble sirop d’orgeat avec de l’eau tiède que de m’entendre passer en croassant de la trompe et en clignotant de la sonnette. L’ouvrier de la commune a tenté moult fois de me supprimer en créant des flaques de graviers fins dans les endroits où je passais sans relâche. En vain car mes glissandos sur pneumatiques vidaient vite ces creux de tout gravier piégeur. Le sens de l’équilibre d’un gamin de 9 ans c’est incroyable. Je ne me souviens pas de chute conséquente ni de blessure marquante. Aucune voiture ne m’a roulé dessus, à ma connaissance.
Après ces années j’ai gardé avec soin les images et voluptés de l’adolescence, ces magnifiques chagrins d’amour soignés en quelques jours, ces passions définitives estompées si vite. L’enjeu est de ranger tout cela, comme on garde des objets inutilisés mais qui racontent chacun une histoire, une séquence d’un film décousu, réunies dans une série immense sur des dizaines d’années, petit récit à l’échelle de millions de gens qui aussi se souviennent, gardent et recèlent, trop souvent pour mieux taire et enterrer leurs envies émoussées par l’habitude ou la convenance. L’oubli est un linceul confortable qui permet d’éviter le froid ou le bouillant des questions rouvertes.
VIC gardait tout sans rien dire. Soixante ans après nos premières escalades dans le foin des bêtes, il est parti rejoindre les nuages qu’on aimait regarder d’en bas, vautré dans le pré de BARBEAU, au milieu des bouton d’or, les premiers beaux jours d’avril ou mai. Son frère a tout brûlé et me l’a dit triomphant : « le bonhomme n’est plus là et ses imbécillités dans ses cahiers parties avec lui, en fumée ». J’ai béni l’interdiction du meurtre sans préméditation qui m’a freiné un peu.
Puis la guerre, puis la Shoah, puis les amnésies de millions de gens, et le bonheur manufacturé qui triomphe, les gens qui résistent, la musique qui change et mai 68, une vague qui a nettoyé pas mal les plages et la vie de millions de gens.
Pour ne pas réveiller qui que ce soit je me suis levé, sans repenser à toutes ces histoires que je dois écrire, pour les détacher de moi et leur donner une vie autonome, en dehors du grenier de mes rêves et souvenirs.
Mon seul regret est de ne pouvoir resituer les odeurs. Pour les couleurs les images, les sons, c’est facile, mais les odeurs et la douceur de l’air en juillet après les foins, le soir sur les collines…
On ne peut sans doute pas tout garder. Il faut de la place pour la vie, les bienvenus qui viennent.