LE FABRICAUTEUR Ici habite un marchand d'histoires entre images et mots

Chut, Rouge, Encore

coquelicot fragile comme un sourcil

 

Cette histoire à base de 3 mots a été commandée par un voyageur qui ne m’a pas adressé comme convenu son adresse mail afin que je lui donne ce texte. Il n’avait pu cet été attendre que j’ai fini cette improvisation. Une affaire de minutes.



Pour Noureddine
Il était devenu compliqué de rêver. Le bruit de la ville, les parlotes, les grincements de la baraque en bois, rien ne m’allait. J’avais le corps trempé de sueur, et les mouvements devenaient lourds.
S’endormir pour commencer un rêve, une histoire de plus, sans avoir le temps qu’elle puisse se dérouler, aligner quelques épisodes ; c’était bien envisageable mais impossible tant que Diego s’obstinait à tenir ouvert son café bar forum dépôt de tout et de rien, nœud de la vie sociale du quartier délabré brûlé de soleil. Au loin la mer semblait attendre qu’un sillage vienne animer sa suface aussi bleue que les yeux de Faïcha.
Au loin aussi un ciel immobile et plat, avec une vague buée pâle sur l’horizon. Devant moi une grosse grappe de fleurs rouges, encore posées sur le rebord du mur de mon balcon de pierre branlantes. Chaque matin un gamin grimpait sur le talus et posait ces fleurs, en me faisant un signe précis, celui de ne rien dire. Il prononçait un « chut » bruyant et sifflant et dégringolait en riant, caquetant dans un jeu de voyelles une ritournelle sans doute gaie et moqueuse.
J’avais perdu la souplesse qui m’eût permis de le voir aller, formule délicieuse que ma mère utilisait lorsque je la quittait. « Je reste sur la porte pour te voir aller… » C’est elle qui est partie , avec son fardeau de dizaines d’années, ses secrets de la guerre, ses histoires infinies et ses rêves.
Elle avait pu rêver, même lorsque Diego ouvrit sa cahute de bavards et d’ivrognes. Devenue sourde comme une pierre, elle lisait sur les lèvres. Mais les yeux fermés elle révisait ses rêves à demi, en les classant par genre, et m’en livrant des portions, décousues comme les lambeaux d’une traîne.
Elle adorait me tenir à sa disposition, devant un pot de café. Elle parlait, racontait, précisait ou gommait un détail confondu par le brouillard du réveil. Cette habitude de vieille paysanne, gardienne de biques, rejoignait des pratiques viennoises des psychanalystes : noter, dicter, dire dès le réveil les traces des rêves de la nuit. Plus elle racontait, plus le récit devenait facile à déclencher. L’esprit humain prend ses habitudes, comme la charnière se fait, grinçante et dure lors des premiers jours puis souple et docile ensuite.
Elle filtrait bien sûr ses récits. Je n’étais pas dupe. Elle me donnait ainsi tous les trésors de ses montagnes, ses rencontres avec des diables et des rabanelles, des djins ; ainsi que leurs conversations sur les sorts du monde et les folies des hommes.
Sa fantaisie n’avit pas de limites, les images venant au secours des mots si besoin, quelques gestes dangereux pour la cafetière suffisaient à préciser l’aimpleur ou la dramaturgie de certaines scènes.
Elle est morte tranquillement, comme un petit bois sec qui disparaît en poudre blanche dans un feu de campement que le vent active de rafales choisies.
Ces rêves avaient des goûts de voyage, chantaient Ulysse et la Méditerranée, allaient entre les nuits trop chaudes et les matins brûlants, se risquaient parfois dans les fleuves à sec dévalés soudain par la vague qu’un orage avait jetée au loin, vers la montagne, pour abreuver la plaine des humains fatigués de l’été.
Encore et encore, pendant des années, elle m’a obligé à boire son café, me reservant pour signifier qu’elle n’avait pas fini. Je devais noter dans ma tête.
« Le seul endroit où tu ne perdras pas tes mots », m’a-telle cent fois répété.
« Va travailler maintenant, je me lève pour te voir aller… Prends soin de toi et soit prudent pour les autres. »
La fleur rouge que je posais si souvent dans un bocal de verre plein d’eau fraîche restait sur sa table, objet certifiant mon retour le soir, et aussi la séance matinale du récit de la nuit.
A la mort de ma mère j’ai conservé cette maison, dans ce quartier pauvre sur les hauteurs. Il y a encore et toujours un gamin qui dépose des fleurs rouges le matin lorsque je suis présent. J’ai cassé le bocal mais un identique a fait l’affaire. Je ne travaille plus et je bois le café avec cet abruti de Diego qui me parle de foot, de femmes très belles, de voyages, de tout ce qu’il a pu imaginer de romanesque pour son futur et dans sa jeunesse revisitée.
Je suis encore avec lui dans le domaine des rêves et mon approvisionnement reste constant. Je ne lui ai rien dit de ce cérémonial ancien du café, des rêves écoutés et de la fleur rouge. Il s’en moquerait.

Le gamin a changé, c’est un autre qui a pris le relai. J’ai réussi à l’intercepter l’autre matin, car j’avais dévallé le talus pour dégager un chat pris dans un eucalyptus. C’est idiot mais la pluspart des chats ne savent pas descendre.
Il m’a expliqué que Maman Zohra, ma mère, avait donné laissé la consigne à sa famille de déposer cette fleur sur le muret du balcon et que son père avait organisé la continuité de cette livraison, même après la mort de ma mère, sur sa tombe lorsque je n’étais pas dans la maison, sur le muret sinon.

Diego est arrivé et nous a surpris en train de discuter. La gamin a filé, j’ai souri et embarqué Diego vers la table du balcon pour l’écouter me faire sa chronique.
Ce matin le ciel est plein d’oiseaux, un peu de musique monte de la ville et les cris des enfants au loin pétillent des ruelles.
Diego a commencé sur le football. Je lui ai fait signe de se taire en lui précisant :
« Chut, regarde aller le monde et savoure encore sa musique ».

Il a souri et s’est tu.

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