Iris devait tenir, se devait de le faire.
Ces attaques étaient parfois subtiles, par ricochets, rarement frontales, pour éviter une réponse directe. On se demandait à haute voix pourquoi le bidon de révélateur n’était pas avec les autres produits de l’armoire centrale, bien que ce bidon serve uniquement et depuis des années aux manipulations de son secteur, au dessus de sa paillasse. La météo servait aussi de biais avec des remarques sur la couleur du ciel attristé par l’automne et la responsabilité des couleurs de son manteau dans ce temps détraqué, accroché sur le perroquet commun de l’espace de travail. Son arrivée précoce le matin favorisait les délicieuses remarques sur l’odeur et la puanteur du lieu par les arrivants en retard. Les ramettes mal ouvertes à la reprographie étaient de son fait et, si la pile de l’horloge était épuisée, on lui faisait comprendre que cette tâche lui incombait, en suggérant que sa petite taille…
Tout était prétexte, du petit au maximum, du matin au soir.
En quelques mois un jeu s’était développé, à l’initiative d’une poignée d’abrutis hommes et femmes, rejoints par une bonne partie des pintades de l’étage prêtes à décrocher leur attention sur les appareils pour ricaner comme ces volatiles, aussi chics que crétins.
Quelques hommes et femmes qui dirigeaient l’orchestre se retrouvaient pour exister dans un exercice de moquerie et de rabrouement, à l’égard de tout le monde, mais plus intense sur Iris en particulier.
Ce groupe avait comme un cri de ralliement, une communauté de sarcasmes qui les soudait, les protégeait contre des ressentis insolites qu’une empathie pourrait susciter.
Les laboratoires de ce type sont assez collaboratifs et sans trop de hiérarchie visible.
Même si les salaires sont variés, tout le monde s’imagine valoir l’autre, voire être bien meilleur si affinité pour une estime de soi verrouillant ses propres failles.
Les mois passaient, et le carcan se tissait, se construisait, sans tapissier ni architecte, par la magie d’un groupe sans bornes ni raison, sans mots pour vivre autrement.
Quelques collaborateurs se chargeaient, à haute voix, avec l’attention du poulailler, de demander à Iris des comptes sur telle manipulation, tel aspect d’un résultat, telle hypothèse qui se voulait burlesque et qui, hors sujet, faisait rire le cirque rassemblé si attentif à la bonne blague. Iris répondait calmement et avec sérieux, pas dupe mais sans agressivité aucune. Certains volatiles pensait que Iris était débile. D’autres un peu en retrait se disaient en silence qu’ils n’aimeraient pas être à sa place et se forçaient un peu à rire des gesticulations des potaches en exhibition.
Elle encaissait et additionnait les couches de blindage. Les fissures pourtant se précisaient et parfois difficiles à colmater, elles laissaient passer parfois l’air froid du dehors, la brûlure du vent chaud.
Son esprit très organisé avait de plus en plus de mal à repousser l’invasion. Les soupirs exaspérés de la secrétaire, les balais et le seau des femmes de ménages systématiquement oubliés contre son bureau, le thé vert de la machine jamais renouvelé « puisque personne n’en boit » caquetait une poulette de l’entretien, en soulignant qu’on allait pas acheter des boîtes de thé vert pour une seule personne :
« T’es vert…thé vert de rage » chantonnait-elle.
Les voisins riaient. Iris avait apporté sa bouilloire et son thé vert ; sous clé dans son armoire.
Enfin jusqu’au jour où le grand type du service de sécurité a fait le tour du labo dire qu’en voyant la bouilloire d’Iris dans le placard, dont il avait le passe, il avait décrété sa confiscation pour raisons de sécurité! Il fût ostensiblement invité au pot de départ en congés d’été, juste après son intervention qui alimenta encore les discussions.
Les mots et les allusions, les attaques sur sa possible vie en dehors du travail, Iris en avait l’habitude. Elle verrouillait les possibilités d’intrusion dans sa vie privée, avec soin. Clandestino !
Dans sa tête les réponses fusaient, parfois violentes et incisives, des rafales meurtrières qui restaient dans son chargeur. Iris souriait bêtement, calmement, pour ne pas déverser des torrents d’insultes et d’agressions sur le troupeau excité.
Rien ne changeait. Parfois une légère accalmie lui laissait espérer autre chose. Mais dès le lendemain la foire folle recommençait.
Cette vie là semblait à Iris comme une répétition des années de collège où la désignation d’objets de jeux de violence concertés faisait de certaines récréations, de trajets en bus, des cauchemars lents qui lui ravageait le ventre et le souffle.
Un brouillard d’anxiété nappait le quotidien comme ces glaçages de chocolat ou de sucre cireux blanchâtre sur les donuts de la boulangerie du coin. Seul le goût du nappage restait dans sa bouche, du psoriasis se promenait discrètement sur son visage suivant les jours. L’anxiété devenait souvent angoisse, le sommeil impossible allongeait des journées devenues encore plus pénibles. Les rêves s’éteignaient, leur souvenir ne dépassait pas les poignées de secondes de réveils en sueur en pleine nuit. Le vent lui même sentait parfois mauvais et l’idée de la mort paisible lui rôdait autour.
Iris n’avait pas trop de compassion pour les gens tristes mais comprenait à présent, compensant par une excellence scolaire et un caractère dur et verrouillé, le magma qui l’agitait souvent, sans éruption.
L’adolescence sans trop de fantaisie ni d’éveil sexuel réel, ni de rêveries amoureuses, fut son lot. Si longtemps que la vie lui semblait déjà longue.
Les chansons, les bousculades, les railleries et les comptines inventées sur son nom, les farces à répétition, les vols de matériel, de vêtements, les insultes grossières et les obscénités directement portant sur son physique, tout y passait. « L’intello » était raillée et conspuée lorsque les enseignants rendaient les devoirs. Sa copie était si souvent la meilleure note. La basse-cour grinçait et cancanait, se vengeait de ses compétences.
Les enseignants ne voyaient rien ou bien ne voulaient pas regarder ni comprendre. Le groupe tout puissant en imposait aux adultes, déjà.
Le clan contre le membre à exclure, stigmatiser, casser et détruire, sinon physiquement du moins… Les insultes pleuvaient, les reproches et les moqueries. Voire de lourds silences. Ses yeux pleuraient en dedans, sa rage lui perturbait jusqu’à la digestion. La mort fréquentait ses quelques rêves intacts. La sienne et celle de certains de ses persécuteurs. La mort, à 12 ans, dans la solitude et la surdité des adultes, des parents attentifs aux notes et aux bulletins, si fiers.
Iris aurait bien aimé être rebelle dans une bande, délinquer à tout va, s’enduire de la réprobation des autorités adultes et de l’admiration chaleureuse des autres enfants. Iris aurait aimé, aimer, se sentir…être au calme. Ensemble. En bande de petits mammifères heureux.
Le boulet fut lourd à traîner, au lycée, puis à la faculté, un peu moins.
La répétition des agressions et des malaises fut moindre vers l’âge adulte mais elle restait aux aguets.
Iris sentit alors un manque, une étrange sensation de vide et de relâchement. Sa préoccupation ancrée depuis des années entre ses dents serrées et son ventre contracté était moins présente. Une étrange sensation pouvait parfois l’envahir.
Quelle partie de soi incriminer lorsque l’entourage est plus banal et sans animosité déplacée ? La machine à penser ne lui faisait pas défaut et l’emballement des pensées l’épuisait parfois. Le sommeil était difficile, ne venant pas facilement, sauf à ruser en travaillant les cours très tard, jusqu’à lâcher écrans et bouquins, notes et dictionnaires. Sur la couette où le lendemain matin le lit était un chantier de papier et de livres, l’ordinateur portable s’était éteint tout seul. Il ne se réveillait pas, comme lui, un intermittent du câlin, batterie épuisée. Iris fonctionnait ainsi, les premiers mois de l’université.
Son appétit pour l’observation des gens pouvait à nouveau s’exercer, dans un cadre différent où peu de gens se souciaient de cette observation somme toute discrète bien qu’appuyée et tenace. De grandes lignes furent ainsi repérées. Les mammifères cherchaient le groupe par tous les moyens et s’y glissaient avec mille stratégies. La séduction, l’esbroufe, le silence, la soumission, la bravade, l’argent, le langage et le corps, la prestance et la beauté supposée canonisée, le sexe de consommation fébrile, la violence, le shit et l’alcool, etc.
Parfois les regards pouvaient se croiser, furtivement, sans impact, juste comme une caresse sociale, un signe infime de connexions. Durant des semaines, cette première année Iris put ainsi repérer les contacts réguliers par ce biais, avec une régularité de lieu et de temps qui prouvaient les intentions et disqualifiaient les hasards.
Des inquiétudes venaient à la surface comme les bulles de méthane crève la surface lisse d’une mare. Il y avait ce vide et ces petites doses de remplissage qui par réflexe devenaient des dangereuses percées de l’extérieur. Les mauvais traitements allaient revenir, devaient revenir pour rééquilibrer la situation et restaurer l’habitude de plus de quinze ans de se tenir sur la défensive.
Griffe ! Mord ! Saigne ! Dans le rêve de la veille Iris avait brandi une bannière blanche et noire peinte avec soin de ces cris. Un défi de barricade qui sortait des fonds de son ventre pour refuser, faire craindre aux autres sa colère guerrière.
Iris avait vingt cinq ans, un parcours universitaire brillant. Elle avait senti que rester la cible serait invivable, mais son éducation, son caractère ne lui permettait pas de surgir dans les scènes nécessaires à ses délivrances. Elle s’entraînait dans ses rêves. Jusque là elle ne s’était pas clairement identifiée comme une femme, corsetée par le regard des autres qui lui courbait parfois le dos. Ce dos parfois si douloureux en manque de relâchement et des tendresses de l’abandon à des mains amoureuses.
C’était devenue une très belle jeune femme, qui promenait avec retenue ses yeux clairs sur le monde environnant. Ne vivant pas toujours le regard des gens dans un ressenti positif, elle se privait parfois de rencontres importantes sans le savoir. Et elle le savait parfaitement. Sa liste personnelle des paradoxes de la vie s’enrichissait chaque jour. « Si je dis quelque chose, on va reprendre mes mots, mes fragments d’intimité pour me les retourner comme des flèches toxiques ».
Iris avait ainsi édifié une bulle de protection assez efficace, acceptée de fait par ses entourages qui la qualifiaient avec plus ou moins de sympathie et d’affection de « discrète, timide, réservée, coincée, gentille mais en retrait… » .
Elle ne démentait jamais, à l’abri relatif des certitudes projetées par autrui, la faisant sourire intérieurement un peu.
Il n’y avait que Mél qui avait un accès à cette zone si proche de sa peau.
Mél l’avait rencontrée à l’école maternelle, puis leurs retrouvailles se firent en milieu de classes primaires, un peu au collège du centre ville, ainsi qu’au Lycée et en classes préparatoires.
Mél avait le regard fin des gens qui lisent à l’intérieur des livres fermés. Elle anticipait ses paroles et de son côté savait ce que ressentait l’autre. Leur bulle les abritaient et chacune avait libre accès à l’autre domaine.
Cette relation étrange permit à Iris de vivre et de supporter des années de harcèlement et de violences sans craquer.
Mél était là et pour elle. Supporter la vie était donc indispensable.
Elles avaient une espèce de langage propre, avec des codes qui irritaient les autres. Un dialecte drôle, une sorte de verlan compliqué, avec des disparitions parfois de telle ou telle voyelle. Du Georges PEREC sans le savoir. Les autres enfants ne comprenaient pas trop.
Les professeurs plus tard péroraient sur « les usages communicationnels d’une langue correcte et commune ». Deux enseignants en dix ans notèrent la parenté oulipienne avec ce jeux entre deux jeunes filles proches et excellentes élèves par ailleurs. D’autres prétendirent qu’elles faisaient « les intéressantes…».
Iris avait compris depuis longtemps que ses seuls appuis seraient ses capacités de regarder et de formuler les souffrances comme les plaisirs, et l’acuité de son regard sur elle même et ses limites. Mél était plus confuse, mélangeant parfois sa vie d’adolescente et de jeune femme avec des réalités plus floues et douloureuses, sans issues évidentes. Iris avait cette force que la patience et la souffrance endurée imprime dans le corps, à bas bruit, sous la peau, à même les os. Ils deviennent durs et encore plus solides se disait elle parfois.
Mél vivait de plus en plus dans un désordre des sensations et des sentiments, ayant toujours les clés de leurs bulles et s’y retrouvant pour s’apaiser. Mais sa quiétude ne durait pas, tandis qu’Iris affrontait, étendard invisible à la main, cris de ralliement à la bouche, en silence, les heurts et les violences, mais aussi des plaisirs et des rencontres parfois heureuses.
Iris restait aux aguets, veillant à ses arrières sans pour autant se verrouiller tout à fait.
Ses quelques amoureux eurent de la patience ou pas, parfois pas assez futés pour laisser les portes d’entrouvrir, parfois apeurés, parfois fascinés. Mél ne supportait pas très bien ces relations hors de leurs bulles. Elle avait trop de mal avec ses perspectives de relations en dehors, avec les nuages et les à peu près, les silences gourmands de la séduction, les chaleurs de la peau.
Les débuts professionnels de l’une et l’autre se firent différemment avec une séparation à la clé, des projets plus individuels. Iris avait peut-être envie d’une bulle élargie à une compagnie de tendresse, et pourquoi pas des enfants.
Mél commença à se taire de plus en plus, à recoudre toutes les issues de sa bulle et finit par en changer la serrure. Iris la voyait toujours un peu mais si peu…
Elles étaient devenues parfois opaques l’une à l’autre.
Iris se lança dans des aventures professionnelles très pointues et utilisa ses qualités pour devenir vite indispensable dans le Labo. La Direction l’appuya car elle représentait un pilier de cette structure naissante et prometteuse. Elle monta très vite en grade et sa vie se développa dans un calme relatif jusqu’à la période où basculèrent dans son quotidien des enfants, jolis et merveilleux. Après une adaptation elle repartit de l’avant, montant des projets et des plans qui permirent au Labo de grandir encore.
Revenir après un congé maternité évoque la joie de revoir une collègue, les cadeaux, les phrases toutes faites pour commenter les photos, ridicules mais convenables, les banalités d’usage.
Peu de temps après cette période de retour, Iris fit l’expérience de concevoir la jalousie à son encontre, pour la première fois de sa vie. Jusque là elle avait été moquée, rejetées parfois agressée aussi mais n’imaginait pas pouvoir être jalousée. Surgirent dans ses rêves des images de batailles où les participants admiraient son courage et sa prestance, et où d’autres la stigmatisaient en la menaçant.
Elle découvrait que sa personne, son allure et son corps étaient regardés, admirés, enviés, commentés par des hommes et des femmes de son entourage. Elle pensait parfois à un ou deux hommes qui la désiraient peut-être…
Sa réussite sociale l’établissait aussi, ainsi que sa famille et la grande maison où elle vivait alors avec son compagnon et leurs enfants. Mél se moquait d’elle à ces sujets, envieuse de sa « capacité à vivre malgré tout, et pas si mal ! ». Elles allaient parfois se bourrer de plats délicieux et gras dans un restaurant auvergnat près de St Sulpice, lors de leurs quelques rencontres bavardes.
Elle avait cependant les yeux tristes, brièvement et se pensait ailleurs. Leur couleur changeait un peu les traits se tiraient mais d’un mouvement de tête tout revenait en place, lisse et contrôlé.
Cette menace permanente du souvenir, les écailles encore dures et grinçantes qu’elle avait du endosser pour tenir, la vigilance et sa maîtrise l’épuisaient parfois.
Alors elle s’enfuyait dans des rêves de mer, en vagues et nuages qui cachent son corps du soleil qui soudain rallume l’air et sa douceur, la caresse immense de la lumière sur elle, jusqu’à l’os.
Une version positive et chaude de « cette glace piquante et noire qui l’avait déchirée et envahie tant de fois », comme disait Mél.
L’inverse de la vie, une mort permanente et répétée mille fois par des regards, des silences et des mots. Les insultes dites ou murmurées sur son passage, sur sa vie, sa taille, ses cheveux, sa démarche dans ses solitudes, ses hésitations à répondre ou à questionner ses agresseurs, sa peur de les détruire par la haine, sa haine qui lui fait encore parfois peur.
Ses enfants la remplissaient à la fois de douceur et d’angoisse.
Sauraient-ils, les aiderait-elle convenablement à ne pas faire comme elle et se retrouver au centre d’un puits en entonnoir où des gens jettent des cailloux des crachats des insultes, de débris, des rires puants ?
Elle ne leur en parlait pas, jouant le jeu de l’éternité parentale indispensable et souhaitable. Prête au sacrifice sans doute pour eux et pourtant parfois en ordre de bataille, prête à casser des têtes si quelqu’un envisageait de les atteindre.
Le mélange infusait encore, avec des retours acides incongrus, à l’occasion d’une rencontre méprisante, d’une phrase adressée, d’une situation. Son investissement professionnel lui permettait d’être assez silencieuse à la maison, de cliver les lieux et les terrains.
Dans le Labo, la tension montait parfois un peu, à propos du travail et des recherches qu’elle contrôlait. Tous les mois, une réunion permettait à la Direction de faire des points précis. Avec une rigueur de plomb fondu elle décortiquait ce qui avait été mal fait, intégrant ses propres erreurs et faisant silences sur les béances manifestes du travail de certaines personnes. Cette tactique faisait ses preuves car sautaient aux yeux de tous les différences de niveau et de qualité du travail et de leurs commentaires. Elle arrivait parfois à trouver agréable ces réunions où des comptes se réglaient à bas bruit, personne n’étant dupe. Iris était confortée à chaque occasion par la Direction et cela faisait enrager quelques gallinacés mâles et femelles, très occupés à lisser leurs plumes, en vain, pour devenir des paons ou des aigles.
Iris aimait alors se taire et commençait à pouvoir répondre après ces réunions. Les persiflages, elle ne les prenait plus de face mais esquivait et renvoyait sur le travail… raté ou insuffisant aux yeux de tous de l’agresseur. Le tout avec la gentillesse exquise d’une férocité cachée mais qui la remplissait d’aise. Les mots et les répliques venaient bien mieux à ses lèvres et elle faisait suffisamment mouche pour que la meute commence à se méfier de ces retours et la ménage un peu.
Elle n’exagérait pas, appuyant juste au bon moment sur les points faibles. Sa nouvelle logique était à peu près que « les salauds ne changent s que peu sous la menace d’une pelle à tarte, la pelle de terrassier étant plus efficace1 », à l’expérience.
Les mois se passaient, plus ou moins agréables mais sa vie fonctionnait à peu près sans heurt majeur.
Supportable, comme on dit que peut l’être une douleur…
Mél s’est éclipsée dans un vacarme silencieux…
Elle est partie sans laisser d’adresse, un soir ou un matin. Iris n’en sait trop rien. Mél a disparu en emportant presque quarante années de liens compliqués, de doubles croisés, de langue commune que l’une sans l’autre ne pourraient jamais refaire vivre ni entendre. Elle n’a pas laissé grand chose d’autre que des bribes et des effilochages, que les distances des dernières années ont rendu à l’état de trames aux motifs effacés.
Une douleur imposante et nouvelle a partagé Iris en deux. Une douleur sans cris, sans mots, avec juste des larmes en dedans et la nécessité de vivre seule ce deuil à moitié, Mél ayant emporté la moitié du dictionnaire. Bien sûr il y eût les compassions sincères ou de rigueur des entourages, ses proches et son compagnon se se sont serrés autour d’elle. En « attendant que cela passe » comme on peut dire stupidement en pareils cas.
Elle se retrouvait seule à présent, isolée dans les batailles à mener pour rester debout et invulnérable. Les faiblesses de Mél lui avaient imposée d’être dans le modèle d’une héroïne inoxydable mais soudain elle s’est mise à redouter la rouille.
A qui se comparer, avec qui pouvoir rebondir dans des délires enfantins des mots en chapelets, des rivières de rires ou des larmes sans raisons ? Quel endroit et avec qui laisser la cotte de maille au vestiaire et regarder les hasards de la vie repeindre les décors ? Avec qui ne rien dire et pouvoir le faire sans questions, juste avec un regard patient posé sur elle ?
Le Labo se réorganisa et elle annonça en réunion qu’elle allait partir, que son travail ici lui plaisait, malgré un cadre relationnel marqué par « une tendance permanente à me dénigrer, à me déstabiliser, à détruire mon psychisme par… » et elle donna la liste nominale de gens…présents. Elle a pu poser cette bombe avec une grande tranquillité, laissant la Direction hébétée et une grande partie du personnel atterré par cette affirmation aussi terrible que connue, de toutes et tous mais tue par accord tacite des « lâches ou des salauds».
Ils ont tenté de la retenir mais elle avait anticipé, prévu la suite, organisé son nouveau projet et fondé un petit Labo spécialisé dans les recherches sur les nano particules, en partenariat avec son ancienne directrice de thèse qu’elle avait retrouvée lors qu’un colloque scientifique.
Au Labo ce fut la panique et rapidement la guerre interne.
Sa référence pesait lourd dans l’organigramme de la maison et la confiance des clients et partenaires. Certains se dédirent lors des renouvellements de contrats, d’autres se sont abstenus de venir, à l’annonce de son départ, aux commissions de financements des projets.
Iris l’a appris et cela lui a fait grand plaisir. Elle en s’en vantait pas et n’en parla à personne ni trop à son compagnon. Elle rangea ce petit bonheur dans un coin de son grenier personnel qui commençait à être assez rempli de bonne idées et d’épisodes heureux et bienveillants. Un luxe qu’elle n’avait pas connu depuis 40 ans.
Mél partie, le poulailler laissé loin, elle dirigeait sa vie et son travail à sa guise, s’appuyant avec une bienveillante rigueur sur des collègues embauchés par elle et choisis pour leur capacité d’empathie dans les relations.
Son projet fonctionnait.
Ils furent surpris lors des entretiens d’embauche de la question : « même avec le masque êtes vous capable de sentir la détresse ou le bonheur de la caissière du super marché ? Y faites vous attention ? Quelle est la couleur de ses yeux, de ses cernes peut-être ? Qu’en pensez vous ?»…
La biologie, la physique peuvent s’apprendre, l’humanité pas toujours…
1Merci à Albert DUPONTEL, philosophe de la pelle et du coup de pelle…
2 juillet 2021 | Filed under Débrouillez vous avec, Message personnel, NOUVELLE, Tiroir des inclassables and tagged with Contribution amicale, Harcèlement, Nouvelle, Portrait, tristesses.
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