Petit exemple d’un apparent récit de mots en désordre…
La terre des pionniers. Il y a des images faciles imprimées dans les fonds de tiroir de nos enfances. Le cinéma, les livres, les illustrés variés épluchés depuis des lustres. Le bazar forain. Le terme est moins lisse. Il va plus dans le sens des images de Zingaro, dans les plaines vaseuses du Danube. J’y suis passé, entre ciel blanc et chaleur sourde qui mouillent en épuisant les corps et les muscles. Chapiteau coiffant la petite colline petit chapeau rouge et noir, hamac à nuages, lignes souples et arrondies, petite incongruité que le soleil de ce matin pourlèche sans se forcer. Une pancarte de bois, ouvragée et vernie, précise que l’édifice est un cirque. Curieuse précision. Au dessus de cet ensemble mythologique, le ciel bouscule la ouate, mélange des bulbes sales de choux-fleurs en mouvement avec soin et constance. La lumière varie sans cesse, un garnement jouant sans doute quelque part avec l’interrupteur à potentiomètre. Convergences cotonneuses, éclairages mobiles, le ballet s’organise. Le gâteau de toile cirée reste impassible, planté ferme et harnaché de cordes tendues avec ces grands piquets fichés dans l’herbe rase. Je repars vers ailleurs, comme souvent, sans billet à jour : je n’ai pas eu le temps de passer au guichet pour régulariser. Et cette petite rébellion a de la saveur, un goût fin qui remplit l’arrière gorge de parfums tenaces. J’arrive ailleurs. Tout est là en ordre, éparpillé sur les branches basses d’un grand arbre à l’ombre douce. Il y a des vêtements aux couleurs fines, quelques paniers de fruits et de livres, une pile d’objets inutiles et doux, des tas de cailloux lisses qui se chauffent entre les doigts, de grandes peintures sur toile, roulées et ficelées de paille, quelques pots de fruits confits, des pains ventrus, des lainages de plume. Quelques instruments surgissent de leurs valises noires, enchâssés dans des velours criards : une contrebasse émerge du lot, dominant violoncelles et saxos, posés sur un piano gris. Une grande table occupe le centre de cette salle que les branches basses tracent dans l’air tendance miel. Sur une ardoise immense des mots sont tracés, demande impérative non signée : « Il me faut une histoire par jour, comme je change mes habits. » La table m’attendait, un bloc de papier lourd posé devant un fagot de stylos, de crayons, de plumes, et des fioles d’encre carrées en cristal, ouvragée et scintillante lorsque le rai de lumière fait exploser les violets et les bleus. Je m’y suis donc attelé.LUNDI
J’ai vu passer un oiseau blanc. Ses ailes lisses et son bec jaune, le gris des flancs, la trace rouge sur sa tête. Une fenêtre ouverte et quelques couleurs qui rentrent d’un coup d’air discret. Je froisse doucement le tissu entre mes doigts. Ce doit être doux comme un ventre de mouette.
Un bruit de cintre dans un placard a une musique particulière, avec ce tintement sec du métal que l’on raccroche après avoir hésité.
Elle s’approche, décroche et remet, commente à voix haute. Elle recherche une texture, un lien avec la première image du matin, lorsqu’elle a repoussé les volets lourds vers la baie, avec ce grincement terrible qui résonne dans la maison.
Première image sentie, odeurs aussi. Cet oiseau qui virgule au dessus du jeune cèdre, en criant des insultes que personne ne relève. Le phare plus au loin n’a pas bougé, bleuté ce matin, un peu pastel sur un fond où ciel et océan ne se limitent pas.
Elle hésite et repense à cet article sur la mode, les tissus et l’esclavage des tendances. Sujet verbe et compléments sans objets. Elle ne sait pas quel est le pont à déployer entre les envies d’emballage de son corps dans des tissus variés et cette liste de possibles que sa fenêtre lui affichait il y a une heure.
Car le matin, le tout petit matin est simple. Elle reste avec la chaleur du sommeil qu’elle enfouit dans l’immense peignoir de soie verte, usée à la trame, déchiré parfois, cent fois menacé de rebut et conservé pour cette intimité tiède des réveils.
Mais la première heure passée il faut envisager de se préparer pour les regards extérieurs.
L’extérieur est vorace. Il regarde et scrute, jauge et commente et retourne d’un coup d’œil flou des vagues silencieuses qui vous cernent d’un coup.
Elle va sortir, quitter le tiède et le discret, afficher son allure de femme pressée dans sa banque, dans la rue, ici et ailleurs, jusque au soir.
Le coton très fin d’un chemisier blanc va masquer un peu le gris d’un corsage de soie, la jupe noire, une ceinture de cuir jaune, l’ensemble est choisi, un foulard rouge fait drapeau. Elle marche si vite.
MARDI
Veilleur, sentinelle, dans un square, posé comme un hibou dans cette cabane ridicule dont les planches disjointes laissent passer des courants d’air épouvantables. Je suis l’homme tronc, visible dans ma serre, une créature à peine distincte des animaux exotiques qui ont droit, dans l’allée, à des locaux en dur, bien isolés. Un agent technique de 1° catégorie est moins rare qu’un singe makki. Moins précieux. J’ai donc froid aux pieds et des stratégies pour accommoder mon uniforme aux longues heures à surveiller cette allée de gravier qui dessert les cages et installations du jardin zoologique minuscule de cette sous-préfecture.
J’ai de grosses jambes et le pantalon d’uniforme est tendu par les couches se chaussettes et de collants.
Ce matin je n’ai pas froid. Devant moi, les paquets de biscuits bien alignés attendent que je les éventre. Deux bouteilles thermos et un cendrier complètent mon équipement, invisible de l’extérieur. Mon guichet est en effet assez haut pour me laisser un espace d’intimité, ma réserve à livres et gâteaux.
Je dois surveiller mais sans être trop vigilant car mon domaine est du domaine du général. Je n’ai rien d’autre à faire que de regarder un peu, rêver beaucoup, répondre aux rares passants qui pourraient s’imaginer que j’ai une réponse à leurs questions.
Au milieu des mammifères et des lémuriens, je suis en fait un exemplaire d’humain, exposé huit heures par jour, accessible dans son inutilité relative.
Il va être l’heure de la pause de midi et j’ai exécuté d’ores et déjà un paquet de gaufrettes au pralin de noisette, vidé quelques cafés et rédigé quelques fiches signalétiques.
Je dois préciser qu’en marge de mon travail d’agent de 1° catégorie, je me livre à quelques activités lucratives pour arrondir mes fins de mois. Je rédige des notices, des fiches sur les visiteurs, les humains qui passent et repassent, les amoureux réfugiés derrière le buisson de seringas, etc.
Ces fiches sont classées soigneusement par dates et remises dans une enveloppe dans la boîte postale 508 de l’annexe Doumer rue de Clinquancourt. Chaque mois je reçois un paiement sous la forme de billets de banque glissés dans un roman policier qu’une main inconnue et jamais vue glisse entre les planches de ma guérite. Chaque fiche vaut 56 €uros.
Hier par exemple j’ai pu rédiger trois fiches.
Fiche 1
Petite fille, environ dix ans, grande et vive. Arrive seule mais finalement suivie par une vieille ralentie. Elle virevolte devant les cages et les enclos. Elle semble parler aux animaux et certains l’écoutent. Impossible de savoir de quoi ils discutent. Après son passage certains singes se sont rassemblés dans leur terrain et se sont livrés à des conciliabules sérieux et longs.
Elle a des cheveux roux et un air joyeux, avec de longues mains blanches au bout de longs bras. Elle court presque tout le temps, en dansant d’une jambe à l’autre, dans un jeu de marelle qu’elle seule peut lire au sol.
La vieille ne dit rien et relit sur un banc la même page oubliant le haut lorsqu’elle atteint le bas. Livre à page unique. Cela suffirait peut-être.
La fille ne lui parle pas. Elle la toise soudain avec patience jusqu’à ce que surgisse d’un sac le papier aluminium emballant un goûter préparé maison. La fille s’en empare et repart dans sa ronde. Elle ne donne rien aux animaux, regardant vers le ciel au risque de tomber car elle danse toujours.
La fille cessera soudain de bouger en se posant aux côtés de la vieille essoufflée.
Sans parler elle prend la main de la femme et la tient longuement.
Au fil des minutes, j’ai vu s’estomper la silhouette de la fille, devenue d’abord incolore puis sans contours pour finir peu à peu par disparaître totalement. La vieille reste seule, son sac sur les genoux.
J’ai bien regardé partout. La fille était absente, cachée nulle part.
Lorsque la femme est repartie, en chaloupant lentement, les oiseaux ont cessé de piailler et les gibbons se sont rassemblés pour hurler doucement un chant jamais entendu jusque là.
J’ai parcouru les allées après ce départ. Aucune trace des pas de danse de la fille sur les graviers. D’habitude, les gamins laissent à Victor des traces à ratisser après la fermeture.
Rien.
J’ai juste recueilli quelques cheveux roux accrochés aux brandes d’une clôture, vers la maison des lémuriens.
Fiche 2
Deux hommes viennent de rentrer dans mon champ de vision. L’un d’eux s’est dirigé vers mon kiosque pour me demander l’heure de fermeture du jardin.
Il avait l’air sévère de celui qui n’est pas là pour rire ou se détendre. Il avait l’air froid.
Je ne peux pas en dire plus. L’autre était plus grand et très élégant dans son imperméable américain bien coupé. Ses chaussures vernies étincelantes m’ont attiré l’œil.
A eux deux ils ne dépassaient pas le demi siècle. Je compte souvent ainsi, c’est plus facile pour se représenter les âges.
Ils ont marché une heure et demie lentement en parlant, sans jeter un œil aux cages, tournant autour de la grande fontaine, celle qui agace les ouistitis lorsque le vent d’ouest pulvérise une brume froide vers leur cage.
Chacun parlait à son tour. A parts égales. Je n’ai rien pu identifier dans leur conversation mais à deux reprises l’un d’eux a manifesté dans son attitude, dans sa posture, de la stupeur, voire de la colère. Le plus grand a plié machinalement un papier entre ses doigts, dont la couleur rouge vif m’a attiré.
Aucune interruption notable de leur manège n’est à signaler. Dans le mouvement habituel de leur déambulation ils ont gagné la sortie et disparu de mon champ de vision.
Comme souvent, je suis allé faire une ronde en suivant exactement le simple trajet que les deux moines avaient emprunté pendant plus d’une heure.
J’ai regardé partout, scruté le sol normalement foulé, essayé de me mettre à leur place, sans rien comprendre ni constater. Sur le rebord de la petite fontaine à désaltérer, un objet rouge dépassait du socle sombre de fonte peinte…
Circ 23 et O 43 stupir dans vrench évalu degré 56 453 voir isol et gregna pour mardi 13heures universelle. Coca Z et pulvar 76 matin prep échange veille hang 9
Quelques signes trempés d’eau avaient fondu, devenant des araignées illisibles et gracieuses. L’auteur du billet aimait les stylos à encre violette. L’écriture était nette et bien formée, sa signification par contre énigmatique.
J’ai tenté de résoudre ces mots dans un sens commun, tenté de les transcoder, de les lier, de les compléter.
Mon échec fut total il me semble.
J’ai dérivé vers des hypothèses diverses : des gangsters préparant un échange de drogue, services secrets mettant des choses au point, extra terrestres ayant mal réglé leur traducteur automatique, fous échappés du centre St Etienne se construisant à deux un délire….
J’ai tout tenté. En vain. Aucun sens majeur n’est sorti de mes constructions.
Le lendemain, un des deux types, (le grand), est revenu, nerveux et agité, fouillant du regard puis des mains les poubelles, cherchant dans les recoins un objet oublié, un morceau de je ne sais quoi.
Il n’est rien venu me demander, n’a pas jeté un œil vers le kiosque.
Après son départ j’ai entrepris de vider la grande benne de la réserve qui contenait les poubelles de la veille. Victor ne les avait pas encore apportées au centre technique municipal avec la camionnette.
Il n’y avait pas grand-chose à fouiller car à cette saison la fréquentation est faible. Les pies ne viennent même pas prélever leur dû dans les déchets abandonnés par les promeneurs. Tout était donc là, intact en principe.
Quelques mégots, mouchoirs et des étuis de barres de céréales, un carnet sale et déchiré, une plaquette de pilules aux alvéoles éventrées, un stylo cassé en deux, des bâtons de sucettes, une canette de bière, un cliché polaroid, un morceau de tissu, une plaque de métal très légère, quelques allumettes, un dépliant publicitaire présentant un festival de flamenco.
J’ai déplié les feuillets humides du carnet avec soin, les séparant avec des crayons. En vain, les pages salies étaient vierges de toute inscription. Le cliché polaroid représentait un enfant assis sur un tricycle, dans le jardin même, avec en arrière plan Max le chimpanzé regardant l’objectif. Les pilules étaient une marque banale d’antalgique, le stylo un stylo bille publicitaire pour un marchand de matériaux. Rien donc de probant.
J’ai failli tout remettre dans les sacs poubelle. L’examen des autres déchets m’a pris peu de temps. Je les jetais au fur et à mesure. La canette de bière faisait un bruit curieux.
Ouverte sans ménagement avec mon opinel elle a laissé s’échapper un petit cylindre métallique. Il comportait un petit ergot très finement usiné que j’ai pu ajuster dans la rainure de la plaque de métal devenue soudain moins légère. Ce cylindre en effet pesait anormalement lourd.
Je ne savais pas si cet assemblage avait un sens mais j’étais bien certain que ces deux objets avaient un rapport entre eux, par cette adaptation si précise de leur emboîtement. Communauté de destinées mécaniques !?
J’avais devant moi, au milieu des paquets de biscuits, cette minuscule mécanique inerte, sans solution.
Une ombre a obscurci la vitre du guichet. Un type immense bouchait le ciel. Au bout de ses doigts gantés, un énorme billet de banque tremblait légèrement. Il me fit un signe du menton, sans mot dire, vers les deux pièces métalliques. Voyant que j’hésitais un peu, il fit surgir un second billet, assurant d’un coup le doublement de mon salaire mensuel. J’ai tendu vers sa main libre le cylindre et la plaque. Il a laissé tomber les billets et le ciel s’est rallumé d’un coup. Il était reparti, aussi inconnu qu’à son arrivée. Je n’avais regardé que ses yeux et les billets.
En reprenant une barquette aux figues pour la tremper dans un thé bouillant, j’ai vu que le billet rouge était manquant. L’homme aux gants avait emporté ce petit chiffon rouge. Mais je l’avais recopié dans mon carnet, avec soin et détail.
Fiche 3
Deux jeunes sans âge marchent hanche sur hanche, les bras enrubannés, hors du temps.
La fille a une marche de danseuse, une pose de pieds particulière, la tête fière. Une mousse de cheveux blonds l’entoure et lui y enfouit sa tête dès qu’il le peut. Bientôt ils n’avancent plus blottis chacun dans le cou de l’autre, noyé dans leurs cheveux en désordre. Les blondeurs de la fille et le crin noir du garçon. Ils ont créé une statue au milieu d’une allée. Elle a été toujours là sans nul doute. Une évidence dans le paysage. Je ne remarque rien d’anormal, de nouveau. Ils sont là, de toujours.
Je pense à leurs caresses, à leur corps chauds rapprochés, aux mots et aux silences qu’ils se murmurent à peine.
Je pense à mes silences, à mes paquets de gâteaux en stock sur l’étagère du studio que je peuple un peu de ma présence, lorsque je ne suis pas dans le kiosque. Je pense mes silences comme on soupèse un sac trop lourd dont les poignées vont céder.
Leurs mains bougent un peu dans leurs dos, dans des va et viens tendres. Le vent s’est tu.
Ils s’échouent sur un banc, sans se séparer d’un fil, amas informe des deux adolescents vautrés mal assis, soucieux de rester au plus près, collés cœurs à corps.
Le vent laisse toujours faire.
Je regarde, soudain gêné, leurs mains qui s’engouffrent sous les vêtements, à la recherche de peaux, de tièdes, de volumes à l’exquise douceur.
Le temps s’écoule vite et le ciel décline ses lumières d’avant la nuit. Elle le regarde et se lève d’un saut gracieux. En retard sans doute. Il la suit du regard s’éloigner dans l’allée. La tête dans les mains le spectacle de ses pieds l’absorbe un moment. Une cigarette apparaît au coin de ses lèvres. Il hésite entre ses poches et se dirige vers moi.
Je lui tends sans rien dire un briquet mauve en plastique. La flamme illumine la petite cabane. La pluie commence brusquement à tomber, je l’invite à s’abriter. Nous sommes assis sans parler, avec la mitraille de l’eau qui rebondit sur le toit.
C’est comment quand elle part ?
Une déchirure à chaque fois, un vide qui s’ouvre, un trait de poivre sur une peau fragile.
Il se tait. Je m’excuse de ma question.
Je ne peux tout de même pas lui raconter comme son départ s’est fait, au bout d’un pré bien vert, en haut d’une falaise si blanche que cette nuit là il faisait clair comme un midi. J’ai vu en bas la tâche claire de son corps déposé brutalement par sa souffrance interrompue.
Il se tait, la pluie cesse. Il se tait, il s’en va. Je reste là sans vie, épousé par la nuit, dans un kiosque de bois, espèce de hibou empaillé d’habitudes, posé là comme un caillou.
Post-scriptum
Lorsque Victor a démarré la camionnette jeudi soir il y a eu des ratées et une explosion terrible au coin de la rue, à l’endroit où il passe habituellement la seconde sur le faux plat.
J’ai l’impression que ma brusque démission a été opportune. J’ai changé de région et abandonné la description détaillée de mes contemporains, ayant trouvé d’autres compléments de ressources en surveillant des villas vides.
MERCREDI
J’ai appris cinquante mots nouveaux.
J’ai repris deux cent grammes.
J’ai gagné du temps pour le faire.
J’ai associé et répété mille fois mes amours, mes envies et mes rêves de broderies, de bordures, de balcons du monde.
Le type en rajoutait, racontait et alignait ses états d’âme comme on pose des lames de parquet, emboîtées l’une à l’autre.
Les gens de la rue s’agglutinaient autour de lui, juché sur sa chaise pourrie une main sur le ventre et l’autre envolée guidant et redressant le trajet des mots dans le ciel de la ville.
Qui a vu, qui a su ce qui peut se passer quand on n’écoute pas ce que le fou peut dire ?
Dites le, pensez y, croisez le fer avec les silences obstinés de ceux qui sont certains des férus du conclu, de tous ces irréfutables.
Ce type est délirant mais il est marrant.
Moi je n’en ris pas. Il me glace.
Ouvrez encore les courriers qui arrivent, regardez derrière les timbres collés, il y a de planqués des mots d’amours accessibles à tous. Décollez les timbres !
Quel pitre !
Tu viens, ne restons pas, c’est ridicule de cautionner cette éruption.
Vous avez envie de filer, de ne pas continuer à prendre mots à mots mes cailloux sur la gueule. Vous avez sans doute raison, filez donc vous remettre au tiède. Ici c’est le chaud, le bouillant des souffrances, le sang qui coule sur la peau, les cris et les rires qui se succèdent, les ventres durs, les mains crispées, les doigts tendus qui se retrouvent, les yeux crochés l’un à l’autre, regards captés, issues blindées enfin ouvertes.
Je reste, je veux savoir.
Je file. Sans résister.
Elle est partie, ils sont ailleurs, regagnés par leurs logiques logis, relogés recollés à leurs murs lisses.
Restons attachés au pourquoi de la présence de ceux et celles qui restent à m’écouter. M’entendre pas forcément, rester polis à prendre au creux des oreilles la musique des maux, le charme fou des mots, les cantates syntaxes, la sonate turbulente de mes protestations.
L’homme s’est refermé, le silence s’est fait sur ce groupe sans vie, soudain, sidéré, tout coincé, bloqués sans rien à dire.
J’ai reposé la caméra, tenté de retenir l’émiettement des passants repartis aux hasards. J’ai levé le nez de mon sac : la chaise défoncée était là, le bonhomme assis pas loin, mâchonnant un sandwich en maugréant dans une langue inconnue.
Je suis parti aussi, laissant sur le rebord de ciment à côté de lui la cassette vidéo retirée de ma caméra.
Trace, trace ta route a commenté l’homme avec un sourire triste et gentil.
J’ai abandonné mes images et repris les chemins de la ville. Un peu plus lourd; mais le pied léger.